Découvrir les courées

Les courées

 

A Roubaix, il existe un type de logement qui a beaucoup marqué la vie sociale des ouvriers et l’histoire même de la ville. Ces maisons, bâties au bout d’un long couloir et cachées aux yeux des passants, ce sont les courées.

 

L’auteur roubaisien Maxence Van der Meersch les décrit dans son roman Quand les sirènes se taisent.



Les premières courées à Roubaix

 

Leur apparition

 

A partir du XIXe siècle, Roubaix développe son industrie textile, une industrie qui nécessite de la main-d’œuvre. Rapidement, les Roubaisiens ne sont plus assez nombreux pour occuper tous les postes disponibles. Après l’appel aux ruraux, les industriels se tournent vers la Belgique. Au début les Flamands et les Wallons s’installent à la semaine en logeant dans les cafés, mais très rapidement les femmes et les enfants viennent rejoindre les hommes à l’usine et se sédentarisent sur Roubaix. Il faut alors penser à de nouvelles habitations.

 

A partir de 1820, les gens habitent dans des « forts » : ce sont des maisons identiques en brique et en tuile, disposées autour d’une cour centrale, chacune dotée de 4 chambres pour abriter autant de métiers à jacquard. Ces forts comprennent un nombre croissant d’habitations, allant de 40 à 100 maisons. Certains ont plus marqué les mémoires que d’autres : le fort Frasez, le fort Sioen, le fort Mulliez…

 

Mais rapidement, à partir de 1840, les forts sont remplacés par de multiples courées qui s’insèrent autour des filatures et des tissages. Ces constructions permettent un investissement minimum puisque le but est de construire le maximum de maisons sur le plus petit terrain et ce, au moindre coût et au plus proche des usines.

 

Leur construction

 

L’implantation des courées, perpendiculaires et à l’arrière des rues, témoigne de la nécessité d’exploiter chaque espace.



Les courées bordant la rue Édouard-Anseele, ex rue des Longues-Haies, ont disparu à partir de février 1958

 

Ces réseaux de maisons, couloirs et chemins construits autour des usines créent un ensemble architectural serré et inextricable qui paraît anarchique mais obéit finalement à l’ordre de l’usine.

 

Ce type d’habitat est réalisé par de modestes spéculateurs, souvent des commerçants ou des cabaretiers, propriétaires de la maison en front à rue et du jardin ou du verger que la courée vient remplacer.

 

Les courées n’ont pas toutes la même taille : certaines peuvent être composées de 2 maisons, d’autres de 4 et pour les plus grandes, de 20 maisons.

 

Leur nombre

 

Les courées, construites pour loger la main-d’œuvre nécessaire au bon fonctionnement des usines, mais aussi pour rapprocher les ouvriers de leur lieu de travail, connaissent un essor impressionnant à Roubaix. Pour le patron, la courée présente de nombreux avantages, notamment un meilleur contrôle et la fixation de la main-d’œuvre. Le temps de transport des ouvriers est réduit, la proximité de l’usine les dissuade d’aller travailler dans les champs ou de ne pas venir à cause des intempéries, ce qui limite l’absentéisme, courant jusqu’alors. C’est aussi la possibilité d’embaucher des familles entières.

 

Le nombre de courées grossit fortement entre 1851 et 1912 : on en compte 33 au début pour arriver, 61 ans après, à 1 524. A la veille de la Première Guerre mondiale où elles sont encore 1 500, elles abritent près de la moitié de la population. En 1945, le recensement révèle 1 131 cours avec 13 000 maisons abritant 40 000 personnes, soit plus du tiers de la population. En 1969, ce chiffre descend à 716 courées habitées.

 

…Elise regarda par la fenêtre la courée que le soir proche attristait. La cour des Malcontents ! Elle y était née, voilà 70 ans. Elle y avait, toute petite fait ses premiers pas, sur son sol de terre noire. Toute sa vie s’y rattachait. Ses souvenirs les plus lointains y étaient liés… (Extrait de Quand les sirènes se taisent / Maxence Van Der Meersch. - Albin Michel, 1933)

 

Description d’une courée

 

Présentation

 

Les courées sont des rangées de petites maisons alignées et accolées les unes aux autres, se faisant face, construites à l’intérieur d’îlots et reliées à la rue par un étroit couloir central, sombre la plupart du temps.

 

Ce couloir, perpendiculaire à la rue, traverse une maison, généralement un estaminet ou une épicerie dont le propriétaire est aussi celui de la courée. L’accès côté rue se fait uniquement par un porche tombant sur le couloir, et de ce fait les passants ne peuvent pas deviner que derrière se cache une courée.

 

Les courées communiquent souvent entre elles et forment un véritable dédale : on passe de l’une à l’autre très facilement.

 

L’extérieur

 

Au milieu de la courée se trouve une rigole servant à l’évacuation des eaux de pluie et des eaux usées. Les eaux ménagères coulent dans ces caniveaux ouverts dont la section et la pente sont souvent insuffisantes et qui manquent d’entretien : l’eau stagne au niveau du sol et forme des mares ou encore elle s’infiltre dans les murs des maisons.

 

Une pompe, mal protégée des gelées en hiver, est souvent l’unique point d’eau potable de la courée.



Pas d’eau courante à l’époque, l’eau se puisait à la pompe à eau collective, dans la cour.

Au cœur de la courée ou au mieux au fond de la cour, une baraque abrite les WC communs. L’utilisation des seaux hygiéniques est obligatoire et permanente, ce qui n’empêche pas les odeurs désagréables.

 

De plus, faute d’aménagement adéquat, les réserves de charbon, de gaz en bouteille, les tonneaux pour récupérer l’eau de pluie et les poubelles sont entassés dans des baraquements de tôle édifiés en façade.

 

Les maisons

 

Une maison de courée, construite en briques de faible épaisseur, comprend généralement 2 pièces superposées d’environ 10 mètres carrés chacune, sans couloir ni dépendance, ouvrant en façade par une porte et une fenêtre en bas.

 

Le rez-de-chaussée sert de cuisine, de salle à manger, de cabinet de toilette et se transforme la nuit en chambre d’enfants. Un escalier très raide part de cette pièce pour desservir l’étage mansardé ou le grenier habitable. Dans cette pièce servant de chambre, la hauteur sous plafond est parfois de 2 mètres seulement.

 

Ces maisons sont sombres et peu éclairées et seule la porte, traditionnellement coupée en 2, apporte un plus de clarté et d’aération. Le manque de lumière est manifeste : une seule fenêtre par logement et les bâtiments voisins sont souvent hauts et cachent le soleil.

 

Le taux d’humidité est très fort dans ces habitations qui se détériorent rapidement : peu d’air et de soleil y pénètre, la pluie s’infiltre par le toit mal isolé, les murs sont gorgés des eaux de la rigole centrale…

 

… Ici dans sa courée Laure se sentait revivre. Elle regardait sa cour où elle était née et où elle avait toujours vécu. Deux rangées de maisons basses se faisaient face, six de chaque côté. Peintes à la chaux, avec des soubassements vernis au goudron, elles eussent paru uniformes, identiquement sales, vétustes et branlantes aux yeux d’un étranger. Mais Laure les connaissait et l’habitude les faisait dissemblables à ses yeux… (Extrait de Quand les sirènes se taisent / Maxence Van Der Meersch.- Albin Michel, 1933)

 

La vie dans les courées

 

Difficultés

 

Vivre en courée est synonyme de promiscuité : les maisons sont tellement proches les unes des autres que l’on a l’impression de vivre chez son voisin. Il n’y a aucune protection contre les bruits et lors d’une scène de ménage, les sujets de discorde sont immédiatement connus de tous.

 

L’existence d’un seul cabinet de toilette, les communs, pour toute la courée est également un problème, autre qu'hygiénique : lorsque plusieurs personnes s’y présentent ensemble, la discorde risque d’apparaître.

 

De manière plus anecdotique, les jours de lessive peuvent être synonymes de bagarres si une organisation n’est pas mise en place. Si les femmes se regroupent et préparent un feu qui sert à l’ensemble du groupe, un roulement dans l’ordre des tâches est établi afin de laver, essorer et pendre le linge toutes au même moment. Si cette autodiscipline n’est pas respectée, une femme risque d’attiser le feu pendant qu’une autre pend un drap blanc…

 

L’humidité permanente a de lourdes conséquences pour les constructions et naturellement pour la santé des habitants : les champignons poussent, le plâtre des plafonds tombe, le mortier s’effrite, la maçonnerie pourrit, les fenêtres ne s’ouvrent plus…

 

Mais le plus gros souci de ce type d’habitat est le manque d’hygiène, qui facilite la contamination de maladies et des épidémies comme le choléra, la typhoïde et la tuberculose. Seuls les plus forts résistent. Le taux de mortalité infantile est très élevé : au XIXe siècle, un enfant roubaisien sur 3 meurt avant son premier anniversaire.

 

Les joies des bonheurs partagés

 

Heureusement, les courées sont aussi des espaces de solidarité ouvrière et de convivialité.

 

En rentrant de l’usine, le travailleur fait souvent une halte au café de l’entrée de sa cour. Ce café, ou estaminet, est l’extension de la maison, le lieu de loisir et de discussions, un lieu convivial pour bien terminer la journée.

 

Cette proximité spatiale et cette organisation de l’espace peuvent également permettre l’établissement de la solidarité entre les travailleurs et leurs logeurs ou les commerçants qui sont compréhensifs avec leurs clients, souvent dans la misère, en leur offrant pendant les périodes de crises et de grèves la possibilité d’échelonner les remboursements.

 

La disposition de maisons, en îlots, peut aussi en faire des lieux de résistance. Le réseau de courées facilite les contacts discrets, et en cas d’intervention policière, cette organisation est un avantage : au moment des grèves, les manifestants peuvent se réfugier dans les couloirs et l’intervention des forces de l’ordre est alors minime, devenant presque dangereuse.

 

La vie quotidienne en courée est parsemée de petits bonheurs partagés par l’ensemble des habitants qui, souvent, au-delà des inconvénients de ce type d’habitat, aiment se retrouver, discuter et rire ensemble.

 

Les débuts d’un mouvement solidaire

 

Roubaix est la ville d’une industrie où l’Etat n’a pas sa place : seul le patron compte, il est considéré comme un « père » pour les ouvriers. Pendant la première période de la vie industrielle de la ville, deux classes s’affrontent : celle des patrons et celles des ouvriers. Les conflits qui en découlent ne vont pas très loin puisque le mouvement ouvrier n’est pas très organisé.

 

C’est le développement du mouvement ouvrier, qui est facilité par la loi de 1884 autorisant les organisations syndicales, et qui s’oppose à la bourgeoisie, qui contribue à la naissance d’un Etat municipal. C’est aussi en cette fin du XIXe que la classe politique prend conscience de l’importance du rôle de l’habitat comme facteur de progrès et d’intégration sociale. L’idée d’une nécessaire intervention de la puissance publique dans le problème du logement des classes défavorisées émerge doucement.

 

A la fin du XIXe l’habitat social commence à être organisé : une loi pour l’habitat à bon marché est votée en 1892, bientôt suivie par différentes lois jusqu’à la veille de la Grande Guerre, qui marque le début d’une série d’interventions plus publiques pour le logement social. En 1920, Lebas crée l’office des Habitations à Bon Marché (ancêtres des HLM).

 

… La cour des Malcontents, avec ses disputes, ses seaux d’eau échangés, ses ramages de commères, ses piaillements de gosses, ses batailles d’ivrognes, ses couteaux plantés dans les portes. Jamais Elise n’avait quitté sa cour. Elle en aimait la vie, cette communauté d’existences si particulière. Car dans les cours, on vit ensemble, on a ses jours de corvée, lessives, balayages, nettoyages, avec les inévitables disputes qui en résultent. On a ses liesses, les allumoirs, les communions, la ducasse et la foire. On a aussi ses jours d’épreuve : grèves, chômage, épidémies, passage du receveur de loyer… (Extrait de Quand les sirènes se taisent / Maxence Van Der Meersch. - Albin Michel, 1933)


L'avenir des courées

 

Des projets d’urbanisation voient le jour et proposent des maisons plus grandes, saines et modernes aux Roubaisiens.

 

La première courée à être rasée est celle de la rue des Longues Haies le 8 mai 1943, et ces démolitions se poursuivent les années suivantes.



La destruction du bloc Anseele a fait les gros titres de la presse locale, ici « La Voix du Nord » du 21 février 1958.

Aujourd’hui certaines courées sont réhabilitées, et habitées, car les habitants y restent très attachés.


D'après des documents de la Bibliothèque Nationale de Roubaix


Voir la courée Dubar-Delkien réhabilitée inscrite au patrimoine historique