Note d'information sur la rue du Château

L’IMMEUBLE DE MARCHAND-FABRICANT DE LA RUE DU CHÂTEAU À ROUBAIX, dont la démolition est aujourd’hui programmée par un promoteur et autorisée par la ville (1803-1877).


Ce que l’on sait du bâtiment et de ses premiers occupants


Datant de la première moitié du XIXème siècle, l’immeuble en question est un rare exemple subsistant à Roubaix d’architecture néo-classique, dans l’esprit des œuvres des architectes François Verly (1780-1822), Benjamin-Joseph Dewarlez (1768-1819), Bruno Renard (1781-1861) ou Charles-César Benvignat dans les villes voisines de Lille, de Tournai ou de Courtrai.


Il s’agit d’un ensemble comprenant des locaux à usage proto-industriel et la maison du maître – ce qu’on appelle un hôtel de marchand-fabricant. Or, il reste très peu d’exemples d’architecture néo-classique à Roubaix et encore moins de locaux témoignant des origines de la première révolution industrielle, qui date ici des débuts de la monarchie de Juillet. Donc, quasiment un « unicum ».


Situé aux n° 16 à 24 de la rue du château, l’ensemble est en parfait état de conservation et abrite aujourd’hui diverses activités économiques : un magasin d'usine d'articles en lin fabriqués sur place, plusieurs professions libérales, etc.



Il se situe à deux pas de l’hôtel de ville, sur l’emprise de l’ancien château des seigneurs (puis marquis) de Roubaix, vendu comme bien national et démoli dans le années 1820, les terrains étant lotis. Les bâtiments actuels ont pour origine l’ensemble construit au début des années 1840 (en 1842 ?) par une des personnalités les plus en vue de la ville à l’aube de son développement industriel, Jean-Baptiste Bossut-Grimonprez.


Jean-Baptiste Bossut, né à Roubaix en 1790 et décédé en 1874, est en effet maire de Roubaix de 1840 à 1845 ; il est alors « commissionnaire en toiles », ce qui semble indiquer qu’il exerce les fonctions de marchand-fabricant. C’est lui qui fait construire les n° 20-22 rue du château et y réside avec son épouse Pauline Grimonprez (1796-1876) et leurs enfants, Louis, Pauline, Aline et Jean-Baptiste.



Portraits des époux Bossut-Grimonprez par Guillaume Dubufe fondateur de la Société de Négoce de Laines : « WATTINNE-BOSSUT et fils », « installée 22 à 24 et 30 à 32, rue du Château »


Leur fille Pauline (1818-1902) ayant épousé en 1837 Louis-Joseph Wattinne (1810-1867), le couple va, avec leurs sept enfants, succéder dans les lieux aux Bossut-Grimonprez ; ils en deviennent en tous cas propriétaires en 1852. Louis-Joseph Wattinne d’abord négociant, ensuite filateur, en rachetant notamment en 1859 la filature d’Auchy-les-Hesdin (ancienne abbaye devient bénédictine) dans le Pas de Calais.


En 1843, il fait partie, avec l’oncle par alliance de Pauline, Jean-Baptiste Cavrois-Grimonprez, des associés de son beau-frère, Louis Motte (celui-ci a en effet épousé Aline Bossut) dans la fondation des établissements Motte-Bossut et Cie, créateurs de la « filature monstre », située à quelques dizaines de mètres de l’ensemble qui nous intéresse, au bord du canal, et dont des vestiges sont encore visibles rue de la Poste (1).


Une de leurs filles, Pauline Adèle, épousera en 1862 Jules Masurel, un des « Masurel fils », à la tête de l’une des plus importantes compagnies de négoce en laines de la seconde moitié du XIXème siècle, établie à Buenos Aires, Montevideo, Londres et La Plata.


Les propriétaires de l’ensemble de la rue du Château se trouvent donc au cœur du système d’alliances familiales caractéristique du milieu dans lequel se développe et se structure l’industrie textile roubaisienne au milieu du XIXème siècle ; un système qui va perdurer presqu’inchangé jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle.


On ne trouve pas trace dans les archives municipales d’autorisation de construire pour le bâtiment d’origine, les seules informations sûres proviennent donc des cadastres et plans d’alignement : le terrain est encore vierge en 1835, alors qu’il est bâti en 1845. Les caractéristiques architecturales et le changement de statut social du maître d’ouvrage incitent à penser que le projet a été lancé en 1840.


Dans ces conditions une date de 1842 voire 1843 pour l‘achèvement est plus que probable.


On sait, sans plus de détail, qu’une extension est intervenue dans les premières années du Second Empire (2), vraisemblablement liée au développement de la nombreuse famille Wattine-Bossut, mais peut-être aussi suite à un incendie mentionné en 1854. On connaît par contre un peu mieux les remaniements plus tardifs : un permis est accordé en 1926 pour l’ajout d’un deuxième étage aux bâtiments sur cour pour création de bureaux, un autre en 1938 pour l’aménagement du deuxième étage sur rue (vraisemblablement ajouté bien plus tôt). En 1946, un nouveau permis est accordé pour percement d’une porte (de garage ?) à droite (n°16-18) et aménagement d’un logement à l’étage. Un transformateur électrique est ajouté en 1968.


Son Architecture


Dans son état actuel l’ensemble est composé d’un immeuble en front à rue et de deux ailes principales (une en retour d’équerre à gauche, la seconde parallèle à l’aile sur rue au fond de la parcelle) et une

 courte aile en retour à droite, l’ensemble délimitant une cour rectangulaire. Chacune des ailes résulte visiblement de diverses campagnes de construction. L’ensemble est aujourd’hui peint de façon uniforme en rouge rosé sur toutes ses façades, les moulures étant elles peintes en blanc.


L’aile sur rue comprend trois parties bien identifiables : un corps central à sept travées sur trois niveaux, construit en maçonnerie de briques aux joints minces (dits « joints roubaisiens ») sur un soubassement de grès (grès que l’on ne trouvera plus employé à Roubaix après le milieu du siècle). Le niveau bas et le niveau intermédiaires sont sensiblement de même hauteur tandis que le niveau le plus élevé n’atteint pas la moitié de cette hauteur. Un large bandeau mouluré en pierre blanche (?) marque la séparation entre les deux premiers niveaux, alors que c’est visiblement une ancienne corniche qui sépare le dernier niveau. La porte d’entrée rejetée en partie gauche, apparaît curieusement non alignée et étroite ; elle résulte vraisemblablement d’une transformation qu’au vu de sa forme on peut dater des travaux de 1926.


Les parties latérales, construites avec les mêmes matériaux, ne comprennent que deux niveaux sensiblement différents. A gauche, l’élévation probablement d’origine (du moins pour le niveau bas) mais pouvant aussi dater de la campagne des années 1850, s’articule entre un rez-de-chaussée divisé en trois baies surmontées d’arcs en plein cintre sans clef, séparées par des trumeaux simples. L’étage comprend cinq baies rectangulaires sensiblement plus petites que celles du corps central. Les deux étages sont séparés par un bandeau assez semblable à celui du corps central mais décalé vers le haut.


La partie latérale droite est identique à celle de gauche à l’étage mais le rez-de-chaussée a subi des modifications importantes en 1946 et 1968 (cf. ci-dessus).


La façade sur cour de l’aile en front à rue est pour sa partie gauche semblable à la façade sur rue. A droite par contre les deux travées d’origine ont été transformées pour ménager une grande baie verticale, correspondant à l’escalier, et en partie basse une petite porte et deux petites baies rectangulaires. Au troisième niveau un oculus surmonte la baie de l’escalier, tandis qu’à sa gauche une grande baie horizontale a été aménagée à l’emplacement des deux premières baies. Une différence de niveau de près d’un mètre entre rue et cour a permis de percer cinq soupiraux rectangulaires.


L’aile parallèle et l’essentiel de l’aile en retour à gauche présentent une élévation identique de respectivement douze et sept travées sur trois niveaux : un soubassement percé de baies basses surmontées d’arcs surbaissés, un niveau principal aux baies surmontées d’arcs en plein cintre avec claveau central proéminent, et un niveau supérieur percé de baies rectangulaires aux angles assez curieusement adoucis (transformations de 1938).





On ne connaît pas de façon certaine l’identité du maître d’œuvre d’origine. Une série d’indices concordants incitent néanmoins à avancer le nom d’Achille-Joseph Dewarlez (1797-1871), fils de l’architecte lillois Benjamin-Joseph.

 

Tout d’abord les formes générales et les détails d’origine, pour autant que l’on puisse les identifier avec quelque certitude en l’absence de documents, correspondent tout-à-fait à ceux présents sur des bâtiments dont l’attribution à A.J. Dewarlez est certaine. Celui-ci est notamment l’auteur en 1840 de l’usine Delattre, la plus ancienne usine textile (en partie) conservée à Roubaix (IMH 1998) et de la deuxième église de Roubaix, Notre-Dame, inaugurée en 1846 et aujourd’hui désacralisée (3). (IMH 1983).

 

De plus A.J. Dewarlez est depuis 1838 architecte de la ville et il est de ce fait en charge de tous les chantiers publics ; il va notamment construire à partir de 1841 le deuxième hôtel de ville de Roubaix (disparu en 1907 pour faire place à l’actuel, œuvre de Victor Laloux).

 

Son activité pour la ville ne l’empêche en rien de répondre à des commandes privées. Outre nombre de maisons particulières, Il est notamment l’auteur de la première usine Motte-Bossut dont on a souligné le lien direct avec les Wattinne-Bossut et les Cavrois-Grimonprez et donc les Bossut-Grimonprez.

 

A cette époque il est en outre leur voisin puisqu’il habite et exerce rue du Château.



Usine Delattre (1840) 



Eglise Notre-Dame (1846)


Par contre, on peut sans difficulté identifier les auteurs des transformations effectuées au XXème siècle. Il ne semble donc pas injustifié (même si les preuves manquent) d’attribuer à Achille-Joseph Dewarlez la conception du bâtiment initial : le bâtiment sur rue ou du moins les deux premiers niveaux du corps central et probablement le rez-de-chaussée des deux corps latéraux.


Si c’est bien le cas, on peut pour des raisons stylistiques et chronologiques avancer l’hypothèse de son intervention aussi dans le niveau bas des ailes sur cour.


L’adjonction du second étage, (travaux de 1926) est l’œuvre d’Albert-Alfred Bouvy (1886-1960), fils de l’architecte de La Condition Publique - (IMH 1998). 


L’étage des ailes sur cour est par contre conçu par Auguste-Georges Dubois, autre important architecte roubaisien (1860-1946), connu notamment pour sa « maison verte » (IMH 1998).


On peut ajouter que cet ensemble se situe au cœur du Site patrimonial remarquable (SPR), attribué par l’Etat en 2001. Il s’y perpétue une activité économique conforme à sa destination d’origine, notamment puisque la maison de confection textile Thieffry frères, fondée en 1837 et toujours active, y est aujourd’hui installée.


D’où viennent nos inquiétudes ?


Aujourd’hui cet ensemble est promis à démolition pour la réalisation d’une opération de promotion immobilière privée : un ensemble résidentiel très dense de 168 chambres d’étudiants.


L’intérêt d’un tel programme est déjà contestable en lui-même car les programmes monofonctionnels spéculatifs de ce type fleurissent à Roubaix sans correspondre à la demande de la population étudiante dans la ville. Mais surtout sa situation en cœur de ville apparaît très peu adaptée en regard des besoins de rééquilibrage fonctionnel et social de la ville.


Quant à l’architecture proposée, elle est au mieux d’une rare banalité, pour ne pas être plus cruel.



Illustration produite par le promoteur (« non contractuelle » !)


Le projet a été développé dans une totale discrétion. C’est un membre de Métropole Label.le qui a découvert le pot aux roses, quelqu’un d’avisé et tenace qui, ayant aperçu par hasard l’affichage du permis de construire, a réussi - très tard et après beaucoup de difficultés, contrairement à la réglementation en vigueur - à obtenir de prendre connaissance du permis de construire.


Celui-ci, valant permis de démolir, a été délivré par accord tacite, donc sans que le STAP (service territorial de l’architecture et du patrimoine) n'ait émis ni avis ni réponse... Il faut dire que celui-ci avait été saisi (délibérément ?) au cœur de l’été.


Contrairement à l’usage, les services du patrimoine de la ville (ville d’art et d’histoire) avaient - sur ordre semble-t-il ! - été tenus dans l’ignorance par leurs collègues des services d’urbanisme.


Toujours est-il que le membre dont il est question a pu déposer dans les temps un recours gracieux contre ce permis. Ce recours a été rejeté au titre qu’il s’agissait d’un particulier qui n'avait pas " d'intérêt à agir " car n'habitant pas dans le voisinage (il s’agit pourtant du vice-président de la vénérable société d’émulation de Roubaix). Faute de moyens il a renoncé à engager un recours contentieux.(4)

 

Depuis lors, toutes les démarches se sont avérées sans effet en dépit des assurances données dans un premier temps à notre association par les nouveaux élus à l’urbanisme et au patrimoine (5). 


Ceux-ci sont depuis revenus sur leurs propos et défendent désormais le projet, qui pourrait être modifié (notamment en « conservant la façade » !).


A plusieurs reprises des membres de l’opposition municipale ont interrogé la municipalité en conseil municipal, mais sans succès.


Une pétition en ligne a été lancée avec un certain succès par un élu d’opposition (PS). Un rassemblement public réunissant plus d’une soixantaine de personnes a été organisé sur place le 1er avril dernier.


Les services de l’Etat, ceux chargés du patrimoine comme la sous-préfète « en charge du territoire roubaisien » (6) saisis par notre association n’ont jamais répondu à nos sollicitations.


La ville a depuis renoncé à exercer son droit de préemption lors de la vente de l’immeuble au promoteur (7).


Une demande de permis modificatif semble avoir été déposée, dont apparemment l’instruction serait en cours (on parle d’une approbation en juin prochain).


L’adjoint à l’urbanisme a dû démissionner suite à sa condamnation en première instance pour escroquerie en bande organisée et fraude fiscale. La conseillère déléguée au patrimoine a, elle, démissionné pour marquer son désaccord avec l’action de la municipalité en matière d’urbanisme et de patrimoine.


Ses missions portent sur la coordination des actions de l’État à Roubaix dans toutes ses dimensions (santé, éducation, emploi, sécurité, rénovation urbaine, cohésion sociale), en lien étroit avec la mairie de Roubaix, les collectivités territoriales ainsi que les associations et les habitants ».


(1) Elle sera ensuite supplantée par les constructions d’abord annexes situées de l’autre côté du Canal (actuel Boulevard Leclercq) : ensemble qui sera transformé pour accueillir le centre des Archives du Monde du Travail.


(2) Les bâtiments sur cour existent en 1861 (états de section du cadastre de 1845)


(3) Celle-ci est aujourd’hui (début 2023) désaffectée et dans un état de dégradation inquiétant.


(4) Métropole Label.le, simple collectif à l’époque, n’ayant pas d’existence légale.


(6) Le site de la préfecture précise pourtant que « Ses missions portent sur la coordination des actions de l’État à Roubaix dans toutes ses dimensions (santé, éducation, emploi, sécurité, rénovation urbaine, cohésion sociale), en lien étroit avec la mairie de Roubaix, les collectivités territoriales ainsi que les associations et les habitants ».


(7) C’est formellement la Métropole Européenne de Lille (MEL) qui dispose du droit de préemption urbain, mais l’usage veut qu’elle n’intervienne qu’à la demande expresse de la commune concernée.